Arbitrage international / Conflit d'intérêts des arbitres / Obligation de révélation, d'indépendance et d'impartialité / La Cour d'Appel de Paris donne raison à l'État du Cameroun et annule la sentence intermédiaire conflictée
- 24/10/2012
- 5639
- 3 commentaires
Dans le prolongement de la newsletter du 22 Octobre 2012 rappelant l'emblématique sentence intermédiaire rendue par l'un des plus grands arbitres au monde, alors que le grand cabinet d'avocats canadiens, très présent en Afrique et dont l'arbitre est un associé majeur, avait finalisé, sans que la partie lésée en soit informée, une affaire de plus de 600 millions dollars avec l'autre partie à l'arbitrage, trois mois seulement avant le rendu de la sentence intermédiaire.
Nous sommes heureux de porter à votre connaissance un nouvel arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris (CA Paris, 21 février 2012, RG : 10/06953) faisant droit à la demande du Cameroun de voir une sentence intermédiaire rendue par un tribunal arbitral également conflictée annulée parce que postérieurement à la sentence intermédiaire, il s'est révélé que des liens préexistaient entre un arbitre et le conseil d'une partie.
L'arbitrage, qu'il soit d'investissement ou commercial, est incontestablement le mode normal de règlement des différends internationaux. L'accord sur les termes de la clause arbitrale est même devenu le préalable à toute relation d'affaires entre deux entreprises de nationalités différentes ou entre une entreprise et une personne publique étrangère. La relation d'affaire entre l'État du Cameroun et la SPRL de droit belge PROJET PILOTE GAROUBE n'a pas dérogé à cette règle bien établie. Cette affaire mérite d'être portée à l'attention de la communauté des juristes de l'OHADA pour la simple raison qu'elle a permis au juge de contrôle de la régularité de la sentence, une fois de plus, de pointer du doigt un fléau qui mine actuellement l'arbitrage : le conflit d'intérêt entre l'arbitre et l'une des partie (ou son conseil).
En effet, le point de droit qu'a tranché la Cour d'appel de Paris dans cette affaire opposant l'État du Cameroun à une entreprise de droit belge (voir arrêt) s'inscrit dans la problématique ayant donné lieu à l'arrêt de la Cour de cassation française en date du 10 octobre 2012 (publié sur ohada.com le 22 octobre 2012). Bien qu'il soit admis de longue date que « l'indépendance et l'impartialité de l'arbitre... sont de l'essence même de la fonction arbitrale » (Civ. 1re, 16 mars 1999, D. 1999. Jur. 497, note P. Courbe), la pratique arbitrale continue d'offrir à l'observateur des exemples désolants de conflit d'intérêt, voire de collusion manifeste entre une partie et l'arbitre ou un membre du tribunal arbitral. Dans le cas d'espèce, le 13 novembre 2007, GAROUBE (demandeur à l'arbitrage), invoquant la résiliation abusive de la convention d'affermage et les entraves mises par le CAMEROUN à l'évaluation de son fonds de commerce et de ses actifs, a introduit auprès de la Chambre de commerce international une demande d'arbitrage fondée sur la clause compromissoire stipulée par le contrat du 14 novembre 2001. Par une sentence partielle rendue à Paris le 16 février 2010, le tribunal arbitral composé de MM. Estoup et Sommelet, arbitres et de M. Poncet, Président, a constaté l'existence d'une clause compromissoire liant les parties, retenu sa compétence et, à la majorité, condamné le CAMEROUN à payer à GAROUBE la somme de 157 990, 13 euros au titre des frais exposés à ce stade de la procédure, outre les intérêts. L'État du CAMEROUN a formé un recours contre cette sentence le 26 mars 2010 en faisant valoir que le tribunal a été irrégulièrement constitué et que la sentence est contraire à l'ordre public international. Au titre du moyen tiré de l'irrégularité de la constitution du tribunal arbitral, le CAMEROUN allègue le défaut d'indépendance et d'impartialité de M. Estoup, arbitre désigné par GAROUBE. Ce qui est intéressant dans cette affaire qui n'a pas fait grand bruit dans le milieu de l'arbitrage est que les faits invoqués à l'appui de l'allégation de partialité, à savoir, la constitution de Me Lantourne comme avocat de GAROUBE en mai 2011 (soit après la sentence intermédiaire) et un courrier de M. Estoup du 24 août 2010 ont permis d'établir la partialité de ce dernier et ont été accueillis par le juge comme causes d'annulation de la sentence partielle.
Par un considérant bien ciselé, le juge de la régularité de la sentence précise « que si tout grief invoqué à l'encontre d'une sentence au titre de l'article 1502 2° du Code de procédure civile doit, pour être recevable devant le juge de l'annulation, avoir été soulevé, chaque fois que cela est possible, au cours de la procédure d'arbitrage, l'ignorance d'une cause de récusation pendant cette procédure ne saurait avoir pour effet de priver une partie de la faculté de l'invoquer ultérieurement devant le juge de la régularité de la sentence auquel appartient le contrôle de l'exigence d'indépendance et d'impartialité des arbitres, nonobstant les règles procédurales de récusation fixées, le cas échéant, par le règlement d'arbitrage ». En effet, à la suite de la décision de GAROUBE de se faire assister d'un nouveau conseil, Me Maurice Lantourne, et de la déclaration d'indépendance complémentaire souscrite à cette occasion par M. Estoup le 25 mai 2011, la Cour internationale d'arbitrage a, par une décision non motivée en date du 28 juillet 2011, accueilli la demande de récusation de M. Estoup présentée par le CAMEROUN. C'est cette circonstance qu'a retenu la Cour d'appel de Paris pour annuler la sentence intermédiaire rendu le 16 février 2010. La Cour a retenu que le parti pris dont témoigne le courrier de M. Estoup du 2 août 2010 et l'empressement de GAROUBE à favoriser les intérêts matériels de l'arbitre qu'elle avait choisi sont de nature à faire naître dans l'esprit du CAMEROUN un doute légitime sur l'indépendance et l'impartialité de ce dernier, peu important, à cet égard le sentiment exprimé par le président relativement à l'impartialité des deux autres membres du tribunal arbitral.
Le juge de la régularité de la sentence arbitrale a surtout retenu, ce qui est très important dans le cas d'espèce, « que si la lettre de M. Estoup du 2 août 2010 et celle de GAROUBE du 6 septembre 2010 sont postérieures à la sentence attaquée, elles sont révélatrices de liens préexistants qui justifient qu'elles soient prises en considération pour l'appréciation de la validité de cette sentence; considérant, enfin, que la procédure ayant été engagée devant une formation de trois arbitres, celui dont la partialité est suspectée a pu exercer son influence tant sur les conditions de déroulement de l'instance que sur l'opinion de ses collègues au cours du délibéré; qu'il s'ensuit que le moyen tiré de ce que l'efficacité juridique de la sentence n'est pas subordonnée à l'accord de tous les arbitres et qu'elle pourrait résulter de la seule signature du président est inopérant ».
En annulant une sentence arbitrale sur le fondement d'une cause de récusation survenue postérieurement au prononcé de la sentence intermédiaire, la Cour d'appel de Paris dont la jurisprudence jouit d'une forte autorité en droit de l'arbitrage, érige ainsi l'exigence d'impartialité objective de l'arbitre en un véritable droit fondamental qui garantit les parties même après l'expiration du délai de recours ouvert contre la sentence.
Les faits de cette affaire se rapprochent de ceux d'une procédure actuellement pendante devant l'ICDR dans laquelle un grand arbitre canadien a rendu une sentence intermédiaire massivement conflictée avant de démissionner quelques mois après suite à la révélation publique de la collusion entre le cabinet dont il est un grand associé et l'autre partie à l'arbitrage (le Cabinet en cause a assisté l'autre partie à l'arbitrage à finaliser un deal de plus de 600 millions USD en cours d'instance arbitrale). Malheureusement, le centre d'arbitrage ICDR, en violation de ses statuts et des principes les plus élémentaires de l'arbitrage international, a refusé de sanctionner l'arbitre défaillant et continue ainsi de reconnaître une efficacité juridique à cette sentence au motif qu'elle a autorité de la chose jugée.
Cette confusion de genre de la part d'une institution d'arbitrage est de nature à l'exposer à une action en responsabilité contractuelle, indépendamment d'actions de nature pénale. Contrairement à une idée reçue, les institutions d'arbitrage ne jouissent pas d'une immunité de juridiction, la jurisprudence a déjà retenu le principe de responsabilité d'une institution d'arbitrage (TGI Nanterre, 1er juill. 2010, RG 07/13724, Société Filature Française de Mohair c/ Fédération Française des Industries Lainières et Cotonnières).
Notons au passage que l'arbitre et l'avocat mis en cause dans le cas d'espèce ont été également dans le très médiatisé arbitrage Tapie. Le conflit d'intérêt qui a été sanctionné par la Cour d'appel dans le cadre de cette procédure avait déjà été soulevé à leur sujet à l'époque par les parlementaires français. Nous ne sommes pas loin du courant d'affaire entre arbitre et conseil que sanctionne vigoureusement la Cour de cassation française.
Formons le vœu que cette jurisprudence contribue à moraliser la pratique arbitrale dans l'espace de l'OHADA et dans le contexte international. Saluons la décision de la Cour d'Appel qui donne raison au Cameroun et contribue ainsi à réaffirmer un principe fondamental à la base de l'arbitrage international, celui de l'obligation très stricte des arbitres et de leurs cabinets d'avocats, lorsqu'ils sont associés de ces cabinets, de révélation de tout conflit d'intérêts susceptible de créer un doute sur la totale impartialité et indépendance de l'arbitre.
Il est satisfaisant que la tendance jurisprudentielle en Europe est l'annulation systématique de toute sentence arbitrale rendue par des arbitres conflictés n'ayant pas révélé les conflits d'intérêt les affectant, ou affectant les cabinets d'avocats dont ils sont associés. Cette jurisprudence est salvatrice pour la crédibilité et la pérennité de l'arbitrage international, qui en Afrique est une composante essentiel de l'OHADA et de l'État de droit économique indispensable à l'attractivité des investissements.
01/03/2013 221011 PAMELA
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article. Vous avez su éclairer ma lanterne. Je vous remercie d'avoir écrit cet article. Néanmoins, je trouve subjectif la descritpion concernant la relation Me Lantourne et M. Estoup. En effet, il est bien écrit dans l'arrêt de la Cour que la prise de dossier par Me Lantourne a provoqué la récusation de l'arbitre M. Estoup, mais à aucun moment, la Cour n'invoque que Me Lantourne a eu une influence sur la sentence intermédiaire qui a été prononcée avant que Me Lantourne ne s'occupe du dossier. Certes, la partie Garoube l'invoque, mais la Cour ne reprend pas cet argument. Il est clair que la partialité de l'arbitre M. Estoup a été explicitement démontrée. Néanmoins, je ne vois pas en quoi Me Lantourne serait le commanditaire de l'opinion de M. Estoup.
Je vous remercie pour vos commentaires qui sauront éveiller ma curiosité!